BIEN-ÊTRE VÉTÉRINAIRE – Comprendre la perte : aller au-delà des « évidences » pour gérer les besoins non comblés
11 déc., 2024
La perte est inhérente à la prestation de services de santé. Il s’agit d’une réalité qu’il faut admettre pour préserver la santé et le bien-être des professionnels et soutenir la résilience. Les conversations sur ce sujet semblent être rares en médecine vétérinaire, et pourtant, la perte colore nos expériences au quotidien. Pour pouvoir composer avec les pertes qu’on vit, on doit d’abord les reconnaître pour ce qu’elles sont. Si les émotions qui les accompagnent sont ignorées, il est impossible de les gérer et de s’en libérer. Au contraire, ces émotions risquent de s’accumuler, au point de devenir un chagrin pouvant avoir des effets négatifs. Le chagrin n’est pas une émotion unique, mais « le récipient qui contient toutes les émotions ressenties à la suite d’une perte ». Il a été décrit comme « la réponse émotionnelle à tout type de perte ».
Il existe différents types de pertes. Naturellement, la fin de la vie d’un animal de compagnie (c’est-à-dire l’euthanasie) ou le décès inattendu d’un patient auparavant en bonne santé sont des pertes. Il en va de même pour le départ d’un membre important de l’équipe et la vente de la clinique. Toutes ces pertes sont « évidentes » et ont des répercussions importantes.
Il existe également des pertes moins flagrantes, que l’on pourrait qualifier de « cachées ». Il n’y a pas de cartes de condoléances ou de conventions formelles associées à ces pertes. Ces pertes peuvent néanmoins contribuer au chagrin, mais ce sentiment peut aussi être caché, c’est-à-dire qu’il n’est pas perçu ou reconnu pour ce qu’il est. Ainsi, le chagrin s’accroît et aura inévitablement un impact sur nous, sur nos milieux de travail, et sur tous ceux que nous servons.
Il est important de comprendre qu’un large éventail d’expériences humaines peuvent causer du chagrin, et que le chagrin est une réponse naturelle à une perte, aussi minime soit-elle en apparence. Pour que notre travail reste gratifiant et épanouissant, nous devons nous intéresser de plus près à la perte – aller au-delà des évidences – et à ce que nous pouvons faire pour prendre soin de nous.
COMPRENDRE LA PERTE
La perte peut être abordée sous l’angle des besoins humains fondamentaux, qui comprennent les besoins émotionnels universels que partagent tous les êtres humains. Comme c’est le cas pour nos besoins physiologiques (c’est-à-dire physiques), lorsque nos besoins émotionnels (c’est-à-dire psychologiques) sont comblés, on s’épanouit. En revanche, lorsque nos besoins fondamentaux ne sont pas satisfaits, on vit une perte. Le chagrin nous accable lorsque nous subissons des pertes sur le plan des besoins, des attentes, des espoirs et des rêves.
La pratique de la médecine vétérinaire est fondée sur les relations, et caractérisée par des interactions, des contacts et des liens entre les patients, les clients et les collègues. Pour faire le pont entre les besoins émotionnels universels et vos expériences quotidiennes, réfléchissez aux questions suivantes :
- Vous sentez-vous bien accueilli(e)? Avez-vous l’impression de faire partie de l’équipe, et que vos collègues se soucient de vous?
- Vous sentez-vous en sécurité? Vous sentez-vous solide et stable?
- Sentez-vous qu’on vous valorise et qu’on vous respecte? Vos contributions sont-elles appréciées? Avez-vous l’impression d’être un élément important du bon fonctionnement de la pratique?
- Avez-vous le sentiment de pouvoir être authentique? Pouvez-vous agir en accord avec vos valeurs (ou vivezvous des conflits de valeurs)?
- Ressentez-vous de l’espoir par rapport à votre avenir (ou avez-vous plutôt l’impression de « faire votre temps »)? Pensez-vous que les choses peuvent s’améliorer et que vous pouvez contribuer à les améliorer?
- Avez-vous le sentiment que votre travail a un sens, qu’il fait une différence? Est-il une bonne raison de vous lever le matin?
- Avez-vous votre mot à dire dans votre travail? Estimez-vous que votre charge de travail est gérable? Avez-vous des aspirations pour l’avenir?
Espérons que vous avez répondu par l’affirmative à plusieurs de ces questions. Pouvez-vous vous remémorer des moments où vos besoins n’ont pas été satisfaits? Parfois, même un incident minime peut donner lieu à un sentiment de perte sur le plan des besoins humains fondamentaux. Pensez à la perte que vous subissez lorsqu’un client refuse une recommandation. Que ressentez-vous, et pourquoi? Ce sentiment pourrait-il être associé en partie à vos besoins d’attachement, de structure, d’identité, de sens ou de contrôle? Il y aura toujours des moments où nos besoins émotionnels ne seront pas comblés. L’essentiel est de prendre conscience des sentiments qui se manifestent, de reconnaître ce qu’ils signifient, et de rétablir votre équilibre émotionnel.
Nos besoins émotionnels sont aussi importants que nos besoins physiques et, s’ils sont négligés, ils peuvent avoir un impact profond sur notre vie. Le chagrin n’est pas seulement occasionné par les pertes évidentes – il l’est aussi par les pertes subtiles lorsque nos besoins fondamentaux ne sont pas comblés, et les pertes qui s’additionnent pèsent plus lourd au fil du temps. Si nous ne reconnaissons pas notre chagrin, nous ne pouvons pas y faire face, et il va continuer de nous accabler. C’est ce qu’on appelle le « chagrin non résolu », et ses conséquences sont non négligeables.
L’IMPACT DES BESOINS NON COMBLÉS
Nous sommes des êtres émotifs complexes, et lorsque nos besoins émotionnels ne sont pas comblés, l’impact peut être majeur et affecter notre santé, nos relations, et notre capacité à nous réaliser et à atteindre notre plein potentiel.
Les besoins émotionnels non comblés :
- sont une source de stress à long terme qui peut avoir des répercussions sur notre santé physique et mentale;
- peuvent mener au retrait émotionnel, à l’indisponibilité et à la difficulté de nouer des liens avec les autres;
- affectent la motivation, la façon dont nous percevons le monde, et les objectifs que nous nous fixons.
Les deux premiers points s’expliquent d’eux-mêmes, mais le troisième mérite d’être précisé. Rappelez-vous la théorie de la hiérarchie des besoins de Maslow. Lorsque nos besoins émotionnels (c’est-à-dire psychologiques) ne sont pas comblés, nous avons tendance à perdre notre motivation, à avoir l’impression que notre vie n’a pas de but ni de sens, et à perdre nos repères. Notre attention se détourne de la positivité et des possibilités pour s’attarder sur la négativité et les échecs. C’est pourquoi on préfère alors miser sur la sécurité ou « jouer pour ne pas perdre » plutôt que « jouer pour gagner », ce qui réduit les probabilités qu’on parvienne un jour à nous accomplir (c’est-à-dire à atteindre notre plein potentiel). Les façons dont cet état d’esprit peut affecter notre vie et notre place dans le monde, y compris la différence qu’on y fait, sont pratiquement infinies.
UN MOMENT DE RÉFLEXION
Idéalement, vos besoins d’attachement, de territoire, de structure, d’identité, de perspective d’avenir, de sens et de contrôle sont pour la plupart comblés, et vous êtes généralement satisfait(e) de vous et de votre place dans le monde. Bien entendu, chaque jour est différent et comporte son lot de défis.
Si vous vous demandez quel est votre degré de satisfaction, parcourez la liste des besoins émotionnels universels et réfléchissez à ce que vous ressentez par rapport à chacun d’eux. Ayez une conversation franche avec vous-même pour savoir si vos besoins sont satisfaits, ce qui vous manque ou ce qui ne va pas. Si vous ressentez une « frustration par rapport à un besoin », nommez cette perte. On essaie souvent d’éviter ou d’ignorer nos pertes, car elles peuvent être douloureuses ou inquiétantes ou nous causer d’autres préoccupations, mais si on ne les nomme pas, on ne peut pas commencer à y faire face. Ensuite, ressentez la perte. Laissez-vous envahir par les émotions qui surgissent en vous. L’inventaire des sentiments et des besoins du Center for Nonviolent Communication (CNVC) peut vous aider à préciser vos sentiments. Une fois que vous aurez nommé la perte et les émotions qui y sont associées, qui forment ensemble la vérité de votre expérience, vous pourrez agir pour améliorer les choses.
AGIR
Il y a deux approches pour gérer les besoins non comblés. L’approche externe fait référence aux actions visant à modifier le monde extérieur, comme votre travail ou votre milieu de travail, afin de mieux répondre à vos besoins, tandis que l’approche interne fait référence aux actions visant à modifier votre monde intérieur, afin que vous puissiez surmonter et laisser aller votre chagrin pour éviter que ce dernier vous freine et vous empêche d’avancer. Ces deux approches sont essentielles pour préserver votre santé, votre bien-être et votre résilience.
Quand vous constatez qu’un besoin n’est pas satisfait, c’est à vous de décider si vous devez agir et comment, en pesant les avantages et les risques. Quels changements pourriez-vous apporter à votre travail ou à votre milieu de travail pour répondre à ce besoin? À qui vous adresseriezvous? Craignez-vous qu’on ne tienne pas compte de vos besoins ou de vos sentiments ou qu’on vous rejette? Pensez-vous que vos émotions sont valides? Si ce n’est pas le cas, pourquoi? Pensez à ce que vous pourriez réaliser si vous pouviez être, et offrir, le meilleur de vous-même – estce que cela pourrait être bénéfique pour les autres? Pour vous aider à réfléchir et à répondre à ces questions, il peut être utile de parler à quelqu’un en qui vous avez confiance.
Bien entendu, nos besoins ne peuvent pas tous être comblés en permanence. C’est la vie. Et la vie ne se résume pas à « toi » ou « moi », mais à « nous ». Il faut faire des concessions et des compromis. En outre, et en particulier dans le domaine des soins de santé, les besoins ont une dimension plus grande que l’individu. Pensez au client qui a refusé la recommandation. Notre rôle est de répondre aux besoins des clients, pas aux nôtres. Il y aura donc des moments – beaucoup de moments – où nous éprouverons un sentiment de perte, de frustration ou d’insatisfaction, sans qu’il y ait de solution extérieure possible. Dans ces cas-là, comment retrouver la sérénité? Voici des exemples d’approches internes qui favorisent la résilience, et qui exigent de l’intention, de l’engagement et de la pratique pour vous faire du bien.
Adopter une perspective réparatrice
Nous nous racontons les expériences de notre vie et, naturellement, ces histoires, qui incluent d’autres personnes, sont construites avec des renseignements limités (après tout, nous ne pouvons pas nous attendre à comprendre pleinement les expériences des autres – il arrive même qu’on ne comprenne pas les nôtres!). En fait, l’information est toujours limitée. Il y a toujours de l’inconnu. Cela signifie que les histoires que nous nous racontons et ce que nous pensons être vrai ne sont en fait qu’une « vision » de la réalité. Il peut y avoir d’autres explications à ce qui s’est passé. Demandez-vous s’il existe une autre version de l’histoire qui vous permettrait de répondre à vos besoins et qui ne vous laisserait pas un sentiment de perte. Une telle perspective réparatrice vous aidera à préserver votre bien-être.
Pratiquer la gratitude
Au lieu de vous concentrer sur ce qui vous manque, soit la perte, concentrez-vous sur ce que vous avez. Pratiquer la gratitude est un moyen d’apprécier consciemment ce que l’on a. La gratitude apaise l’esprit et favorise la gentillesse, la générosité et la compassion, en plus de nous amener à être moins critique et à porter moins de jugements (ce qui facilite aussi l’adoption d’une perspective plus bienveillante!). Elle nous aide également à accroître notre bonheur, à être plus optimiste et à ressentir des émotions plus positives. Prenez l’habitude de trouver chaque jour des choses pour lesquelles vous éprouvez de la reconnaissance. Il existe plusieurs moyens simples de cultiver et de pratiquer la gratitude.
Ajuster son orientation temporelle
Il nous arrive, à des degrés divers, de vivre dans l’instant présent, de nous replonger dans le passé et de rêver à l’avenir. L’importance que prennent habituellement le passé, le présent et le futur dans nos pensées et nos préoccupations forme notre « orientation temporelle ». En théorie, il y a des avantages à penser à chacune de ces périodes. Après tout, nous pouvons tirer des enseignements du passé, savourer le présent et planifier l’avenir. Or, les études montrent que les personnes qui ruminent beaucoup le passé ont tendance à être moins satisfaites de leur vie et à avoir un bien-être général plus faible. Bien qu’il ne faille pas minimiser ce que le passé et le présent peuvent offrir (y compris leur contribution aux projets d’avenir), le fait de se concentrer davantage sur le futur pourrait être plus bénéfique pour la vie et le travail. La recherche à ce sujet n’est pas concluante, mais cela vaut peut-être la peine d’essayer. Si vous constatez que votre attention est beaucoup axée sur le passé, prenez-en conscience et passez délibérément au présent et, mieux encore, à l’avenir. Chaque fois que vous le ferez, ce sera un pas de plus vous éloignant de la perte qui vous afflige. Recadrez votre perspective et faites des projets d’avenir, en réfléchissant notamment à ce que vous pouvez faire aujourd’hui pour construire le futur.
Développer son intelligence émotionnelle
L’intelligence émotionnelle nous permet de prendre conscience de nos sentiments, d’en comprendre les raisons et de mieux gérer nos émotions, y compris celles liées aux pertes. En cultivant notre intelligence émotionnelle, nous développons non seulement une plus grande poly valence émotionnelle, mais aussi plus d’espoir et de positivité, et face à la perte, ces acquis sont particulièrement bénéfiques. Le simple fait de pouvoir nommer les émotions peut apporter un apaisement. Il existe de nombreuses façons d’accroître son intelligence émotionnelle et, idéalement, cet objectif fait partie de votre démarche de développement personnel à long terme.
CONCLUSION
Dans le contexte émotionnel complexe et exigeant de la pratique clinique, où la perte peut prendre de nombreuses formes, il semble impératif d’avoir une compréhension plus large et plus complète de la perte. Ce ne sont pas seulement les pertes évidentes qui peuvent susciter le chagrin, mais aussi celles qui le sont moins, les pertes « cachées ». Toutes les pertes, qu’elles soient flagrantes ou subtiles, ont la capacité d’ébranler notre équilibre émotionnel et de nous rendre plus vulnérables aux prochaines pertes.
Aborder la perte sous l’angle des besoins humains universels permet non seulement de la conceptualiser de manière plus approfondie, mais aussi de disposer d’un répertoire plus riche de moyens pour la gérer. L’approche externe nécessite des actions dirigées vers l’extérieur et un dialogue avec les autres. L’approche interne nécessite des actions dirigées vers l’intérieur et un dialogue avec soimême. L’équilibre entre l’expression externe et l’ajustement interne peut être une combinaison parfaite pour gérer les nombreuses pertes que nous subissons et, ce faisant, mieux préserver notre santé et notre bien-être dans une optique de résilience.
Quels sont les aspects de la pratique qui vous causent du chagrin?
–Debbie L. Stoewen