Bien-être vétérinaire : Le lien vital entre l’intelligence émotionnelle et le bien-être – Partie 1 : Comprendre l’intelligence émotionnelle et son importance

1 mars, 2024

Debbie L. Stoewen

Le terme « intelligence émotionnelle » (aussi appelée quotient émotionnel ou QE) a été créé par les psychologues Peter Salovey et John D. Mayer (1) dans les années 1990 et popularisé par Daniel Goleman (1995) dans son livre à succès intitulé Emotional Intelligence: Why It Can Matter More Than IQ (2). Définie comme la composante de l’intelligence sociale qui implique la capacité de percevoir ses propres sentiments et émotions et ceux des autres, de les différencier, et d’utiliser cette information pour guider sa pensée et ses actions (3), l’intelligence émotionnelle est rapidement devenue un concept important dans les domaines de l’éducation, des affaires et de la culture populaire. Elle a servi de chaînon manquant pour expliquer une découverte inattendue en lien avec l’intelligence cognitive (aussi appelée quotient intellectuel ou QI) : dans 70 % des cas, les personnes ayant un QI moyen performent mieux que celles ayant un QI plus élevé (4). Ce constat était déroutant, car le QI était considéré comme un outil prédictif solide du rendement au travail et, pour beaucoup, comme l’unique clé de la réussite. Nous savons aujourd’hui que le QI ne compte que pour 25 % environ de la réussite professionnelle d’une personne (5). L’intelligence émotionnelle est le principal facteur de différenciation. Les personnes qui réussissent au travail ne sont pas seulement intelligentes sur le plan cognitif – elles ont aussi un QE élevé.

Un QE élevé est particulièrement important pour les personnes qui exercent des professions exigeantes sur le plan émotionnel, par exemple dans le secteur de la santé. En médecine vétérinaire, cela est particulièrement vrai dans la pratique des animaux de compagnie. En effet, la plupart des familles considèrent leur animal comme un membre de la famille et les équipes vétérinaires ont à cœur de fournir des soins de grande qualité, ce qui fait que les émotions sont souvent à fleur de peau. La capacité à comprendre et à gérer les émotions devient donc primordiale dans le monde émotionnellement complexe de la pratique vétérinaire (6). En fait, elle peut être aussi importante pour le bien-être des vétérinaires et la longévité de leur carrière que leur capacité à effectuer efficacement les tâches techniques de leur travail (7).

À première vue, le lien entre le QE et le bien-être ne paraît pas évident, mais la recherche démontre qu’il existe. Des études ont révélé qu’un QE plus élevé entraîne des niveaux de stress plus faibles, une fréquence accrue d’états émotionnels positifs et heureux, ainsi qu’une meilleure santé et un plus grand bien-être (6,8-10). Elles ont également déterminé que le QE est associé à des mécanismes d’adaptation plus sains, ce qui suggère qu’un QE plus élevé peut améliorer la capacité à composer avec le stress (6,8). Bien que les recherches sur le QE dans la profession vétérinaire aient été limitées, une étude récente menée auprès d’étudiants en médecine vétérinaire a mis en évidence une corrélation négative entre le QE et le stress, l’anxiété et la dépression (11). Ainsi, le stress, l’anxiété et la dépression sont plus répandus parmi les étudiants dont le QE est faible que parmi ceux dont le QE est élevé. Compte tenu des défis actuels en matière de santé mentale (niveaux élevés de stress, d’anxiété et de dépression), de leurs répercussions (épuisement professionnel, usure de compassion, toxicomanie et suicidalité), et de l’augmentation du roulement et de l’attrition qui en découle, le QE pourrait être plus pertinent que jamais en tant que moyen d’améliorer la santé et le bien-être des vétérinaires et de préserver leur longévité professionnelle.

Le présent article est le premier d’une série de trois articles visant à soutenir le bien-être des vétérinaires. La série traitera de ce qu’est le QE, de la pertinence du QE pour la santé et le bien-être au travail, et de la manière de développer et d’améliorer son QE. Le premier article se concentre sur la compréhension du QE et sa pertinence pour le bien-être. Les deux articles suivants proposeront des stratégies pour accroître le QE, en se concentrant sur les compétences qui y sont associées. Le développement du QE offre une occasion unique d’améliorer la santé et le bien-être sur le plan professionnel.

Comprendre l’intelligence émotionnelle
Après des décennies de recherche, d’analyse et d’investigation scientifique, trois modèles majeurs sont utilisés pour conceptualiser le QE (12,13). Cet article se concentre sur le modèle de compétences en matière d’intelligence émotionnelle et sociale pour le leadership développé par Daniel Goleman et Richard Boyatzis (13,14).

Selon Goleman et Boyatzis, le QE est un ensemble de compétences qui se répartissent en quatre domaines. Les deux premiers domaines, la conscience de soi et la gestion de soi, ont trait à notre capacité à nous situer par rapport à nous-mêmes et sont des « compétences personnelles ». Les deux autres domaines, la conscience sociale et la gestion des relations, ont trait à notre capacité à entrer en relation avec les autres, ce qui correspond à nos « compétences sociales ». Les quatre domaines regroupent douze compétences en matière de QE : conscience émotionnelle de soi, autocontrôle émotionnel, capacité d’adaptation, orientation vers la réussite, attitude positive, empathie, conscience organisationnelle, influence, accompagnement et mentorat, gestion des conflits, travail d’équipe et leadership inspirant (tableau 1) (15). Ces compétences sont apprises et peuvent être développées.

À quoi ressemble l’intelligence émotionnelle?
Bien qu’on ne puisse pas « voir » l’intelligence émotionnelle, on peut voir comment elle se manifeste (ou comment son absence se manifeste) dans le comportement des gens. Les personnes dont le QE est faible sont facilement stressées; elles sont deux fois plus susceptibles de présenter des problèmes d’anxiété, de dépression, de toxicomanie et même de pensées suicidaires. Elles ont un vocabulaire émotionnel limité et ne savent donc pas comment identifier avec précision ce qu’elles ressentent et y répondre de manière appropriée. Elles masquent leurs émotions négatives par une positivité qui n’est ni authentique ni productive, au lieu d’exprimer ce qu’elles ressentent vraiment. Elles se sentent souvent incomprises parce qu’elles ne transmettent pas leur message d’une manière compréhensible pour les autres. Elles rendent les autres responsables de ce qu’elles ressentent au lieu d’assumer la responsabilité de leurs propres émotions. Elles ont des difficultés à s’affirmer et, lorsqu’elles sont contrariées, elles adoptent un comportement passif ou agressif. Elles font rapidement des suppositions et les défendent avec véhémence, même si on leur prouve qu’elles ont tort. Elles sont rancunières et empêchent ainsi la réconciliation. Elles acceptent mal leurs erreurs et sont donc incapables de s’adapter et de s’ajuster pour réussir à l’avenir. Elles ne connaissent pas leurs déclencheurs, c’est-à-dire les situations et les personnes qui les poussent à agir de manière impulsive. Elles sont facilement offensées car elles manquent de confiance en elles. Tous ces comportements sont caractéristiques d’un QE faible (16).

À l’inverse, les personnes ayant un QE élevé répondent aux personnes et aux situations au lieu d’y réagir. Elles sont conscientes de leurs sentiments et des raisons qui les motivent, et peuvent gérer leurs émotions mieux que la plupart des gens. Elles perçoivent les sentiments des personnes avec lesquelles elles interagissent et comprennent la façon dont les autres voient les choses. Elles sont capables de faire la part des choses et de s’en tenir aux faits. Elles peuvent guider une conversation difficile vers un accord satisfaisant et aider à régler les conflits. Elles abordent le problème dans son ensemble et en examinent toutes les facettes. Elles se concentrent sur les objectifs principaux et connaissent les étapes nécessaires pour les atteindre. Elles sont naturellement positives et optimistes, et elles se ressaisissent rapidement lorsqu’elles sont contrariées. Elles sont conscientes de leurs limites et de leurs forces. Tous ces comportements sont caractéristiques d’un QE élevé (17,18).

Un QE plus élevé se traduit par une amélioration de la gestion du stress, du fonctionnement interpersonnel, des capacités de leadership et de la satisfaction au travail (19). L’intelligence émotionnelle teinte presque tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait, et par conséquent, influence les résultats de nos paroles et de nos actions. Sa nature intangible fait qu’il est difficile de connaître le degré d’intelligence émotionnelle de chacun d’entre nous. Si vous vous demandez où vous vous situez sur l’échelle de l’intelligence émotionnelle, il existe une variété d’outils pour la mesurer (20), dont deux tests accessibles gratuitement en ligne proposés par Psychology Today (21) et Frameworks (22).

Lien entre le QI et l’intelligence émotionnelle
Le QI est une mesure de l’intelligence cognitive, c’est-à-dire de la capacité à apprendre et à synthétiser des informations. Bien que le QI dépende des capacités cognitives de base (telles que l’attention, la perception, la mémoire et le langage), il dépend aussi de l’interaction avec les autres et est donc lié au QE. Comme l’a affirmé le neuroscientifique Aron Barbey, « nous sommes fondamentalement des êtres sociaux et notre compréhension implique non seulement des capacités cognitives de base, mais aussi l’application de ces capacités à des situations sociales, afin que nous puissions naviguer dans le monde social et comprendre les autres » (23). Le QI d’une personne reste généralement le même tout au long de sa vie; elle aura à 50 ans le même QI qu’à 15 ans (15). Le QE, en revanche, peut s’améliorer avec le temps (4,22). Bien que certaines personnes soient naturellement plus intelligentes sur le plan émotionnel que d’autres, n’importe qui, à n’importe quel moment de sa vie, peut améliorer son QE.

Développer son intelligence émotionnelle
Bien que vous ne puissiez pas changer votre QI, vous pouvez changer votre QE. Cela est dû à la neuroplasticité, c’est-à-dire la capacité du cerveau à changer et à continuer d’évoluer en réponse aux expériences de la vie. Pour comprendre comment le QE peut se développer, il est utile de comprendre ce qu’est le QE par rapport à la structure et au fonctionnement du cerveau.

Le cerveau est constitué de trois couches fonctionnelles : le tronc cérébral (cerveau instinctif), le système limbique (cerveau émotionnel) et le cortex (cerveau rationnel) (24). Les cerveaux émotionnel et rationnel sont étroitement liés l’un à l’autre par des milliards de connexions neuronales. C’est la libre circulation de l’information par ces connexions neuronales entre les cerveaux émotionnel et rationnel qui « constitue » essentiellement le QE.

Avez-vous déjà entendu le postulat selon lequel « les cellules qui s’activent ensemble se connectent ensemble » (25)? Chaque expérience (pensée, sentiment et comportement) que vous vivez active des milliers de neurones qui forment un réseau neuronal. Lorsqu’une expérience est répétée à plusieurs reprises, le cerveau apprend à activer les mêmes neurones à chaque fois. Au fil du temps, ces neurones se ramifient en petits « bras » (semblables aux branches d’un arbre) pour se connecter à d’autres neurones dans une sorte de « réaction en chaîne » (4). Cette croissance neuronale renforce les connexions. Ainsi, lorsque vous adoptez de manière répétée de nouveaux comportements émotionnellement intelligents, les milliards de neurones situés le long du circuit entre les cerveaux émotionnel et rationnel se développent, construisant ainsi les voies nécessaires pour faire de ces comportements des habitudes (4,16). Ainsi, en adoptant des comportements émotionnellement intelligents, vous « entraînez votre cerveau ». En peu de temps, vous répondrez avec intelligence émotionnelle sans même avoir à y penser.

Passer à l’action
Améliorer son QE est une démarche qui mérite d’être entreprise. Un meilleur QE peut vous permettre : i) de mieux gérer le stress, réduisant ainsi le risque d’anxiété, de dépression, d’épuisement professionnel, d’usure de compassion, de toxicomanie et de suicidalité; ii) de mieux vous entendre avec les autres, ce qui permet à la fois de prévenir et de résoudre plus efficacement les conflits, de réduire le stress et d’accroître la satisfaction au travail; et iii) d’atteindre votre plein potentiel grâce à un meilleur fonctionnement social et émotionnel, améliorant ainsi votre capacité à exprimer vos qualités uniques de leader (26). L’intelligence émotionnelle est importante et, si elle est cultivée, elle permet de mener une vie plus heureuse, plus saine et plus épanouie.

Pensez-vous que vous pourriez bénéficier d’une plus grande intelligence émotionnelle? Les deux prochains articles exploreront diverses stratégies visant à développer votre QE et vous inspireront à agir pour y parvenir. Améliorer son QE est possible – et faisable! Cette démarche demande de l’engagement, mais dans le monde de la médecine vétérinaire où les émotions et les relations avec les autres jouent un rôle important, l’effort en vaut la peine.